Petit lexique du grand large






Une route, un déplacement, un ciel, une nuit et un matin ; une rencontre, de l'eau, son rivage, du vent, n'importe où, me donnent l'impression d'entrer dans une autre dimension du temps et de l'espace, de plonger dans la chair du monde. Dès que je me mets en route, une porte s'ouvre. Une musique s'écoule, elle vient du souffle des choses en mouvement. Je voyage pour être couverte d'espace, traversée par ce souffle, devenir un son du langage de la nature.
Les gens sont les aimants de mes voyages, ceux que je veux rencontrer, puis revoir, revoir encore jusqu'à ce que le chemin ne représente plus un voyage mais un retour chez soi.
Amoureuse d’un souffle qui se prolonge d’une rive à l’autre, d’une langue à l’autre, d’une culture à l’autre, je reste suspendue à la respiration des lieux et aux lèvres des anciens, lorsqu’ils prononcent des mots presque disparus, dont les sons nous transportent au cœur des choses qu’ils nomment.
Peut-on passer sa vie à chercher un mot qu’on n’a jamais entendu et qui pourtant nous manque ?
Glaz 
J’ai grandi en Bretagne, et même si je n’ai pas appris à parler le Breton, j’ai toujours eu conscience qu’elle était là cette langue à faire des efforts pour survivre, cette langue dont un seul mot, glaz, sait mieux dire la couleur de la mer que tous les mots de tous les poèmes que j’ai écrits.
Nutshimit
Depuis que j’ai entendu le mot nutshimit, qui signifie « notre maison à l’intérieur des terres » en innu-aimun, les mots forêt, bois ou territoire sont devenus trop étriqués. J’ai adopté le mot nutshimit dans ma langue, parce que ses sonorités m’évoquent la chaleur, le nous, le nid, l’infini, et qu’il véhicule l’immense respect que les Innus lui portent quand ils le prononcent.
Toboggan
C’est à la force des hanches que les femmes innues tiraient, des mois durant dans la neige, le traîneau sur lequel étaient installés leurs enfants. Utapanashk, le traîneau des Innus est devenu, par associations sonores, le tobagane des Québécois, puis le toboggan des Européens. En passant de l’autre côté de l’océan, il n’a gardé de son sens premier que la fonction de glissade. D’outil nécessaire aux longs déplacements des nomades, le toboggan s’est transformé en cet accessoire aux courbes lisses, dans les parcs de jeu, sur lequel les enfants glissent devant leurs mères qui les regardent, cette fois-ci sans se fatiguer.
Aimititau
Aimititau, « parlons-nous », a été le mot passeur qui a fait voyager les paroles de trente auteurs amérindiens et québécois les unes vers les autres, pendant une année. Je m’étonne encore du fait que les sonorités du mot aimititau résonnent si fort avec celles du mot « amitié ».
Taous
Je devais avoir pas loin de trente ans, quand j’ai appris que ma grand-mère ne s’appelait pas seulement Madeleine, mais aussi Taous, et que le premier nom de mon grand-père n’était pas Robert, mais Ruben. En quittant l’Algérie, ils avaient abandonné une partie de leur nom et l’avaient effacé de leur carte d’identité, en espérant ainsi être mieux intégrés en France.
Taous signifie « le paon ». J’ai passé des années à chercher au large des mots qui semblent faire partie du souffle de la respiration du monde, tant leurs sonorités ont le pouvoir de nous faire pénétrer dans sa chair. Pourtant, il était là, ce souffle, à portée de ma main depuis toujours, dans la main chaude de ma grand-mère.












© Laure Morali, octobre 2010








Commentaires

  1. An heol a zo glaz
    le soleil est vert,

    traduction du titre d'un album de Tri Yann sorti en 1981 dont un de mes morceaux favoris : "si mort a mors"

    http://www.youtube.com/watch?v=e8T66ryW3AA

    à écouter sans doute en lisant ces beaux textes dont ce petit lexique du grand large.

    Bienvenue à ton blog, Laure, nous saurons le porter haut et loin dans nos réseaux !

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