L'eucalyptus
Je la voyais souvent marcher en fin de journée, à l’embouchure de la rivière Oldgreen, à l’heure où nous tenions des conciliabules avec les compères au café ; c’est là que se décidaient nos prochaines virées aux îles, la construction d’une cabane, le sort d’une baleine échouée, et nous avalions un rhum pour combattre un rhume — le remède de notre soudain chaman barman. Quand nous sortions du Gold-Dream, il n’était pas rare qu’on entende les lions de mer chanter.
Elle fréquentait parfois l’établissement. Nous avions depuis longtemps renoncé à essayer de la retenir au comptoir pour qu’elle prenne part à nos palabres. Elle n’avait jamais semblé intéressée par la chair résineuse des mâles du pays. Quelle mouche l’avait piquée ? Elle était un virage dans notre quotidien, un accident. Elle dégageait un parfum de mélisse sous les vêtements soyeux qu’elle choisissait bleus, verts ou gris selon le temps, à l’image de ses yeux changeants.
Un matin, j’ai remarqué qu’elle courbait légèrement le tronc sous un poids invisible dans son manteau cendré. Elle faisait disparaître ses yeux de marais sous des paupières tombantes. Je l’ai surnommée Femme Héron. Sur la table, un journal était ouvert. Elle ne lisait pas. Elle pensait.
Un soir, avec les autres, on s’est aperçu qu’on ne la voyait plus marcher sur la digue. Avait-elle été avalée par un bateau, un avion ? Nous n’étions pas habitués à ce qu’elle quitte ces rivages avant le début de l’automne. Elle faisait partie des pages ensoleillées de notre calendrier. Où était-elle ? La question revenait soir après soir sur la terrasse du Gold-Dream. Il faisait si chaud que même les étoiles avaient l’air de se rafraîchir parmi les tranches d’orange dans nos verres de sangria. Au bout d’une soirée de tangages et de tergiversations entre les balustrades de notre guinguette, j’ai suggéré d’aller forcer la porte de sa maison. J’ai vu se découper dans les iris de mes compagnons autour de la table des lamelles cuivrées. C’était peut-être l’effet des fruits macérés qui donnait cette lueur surprenante à leurs yeux, à moins que ce ne soit l’idée de pénétrer dans une hutte où personne n’avait jamais été invité.
On n’a pas eu besoin de forcer la porte, elle n’était pas fermée à clef. On n’a trouvé aucune trace de départ. Les valises n’avaient pas bougé du placard. Les robes et les blouses émeraude, anis, ardoise, marine, outre-mer papillotaient : ailes de libellules affolées le long des cintres. Et sur le répondeur, cette voix masculine qui disait : « Une tempête est annoncée sur tes côtes. S’il pleut à verse, nos projets de plein air vont tomber à l’eau. On remettra ça à une prochaine fois. » Nous nous sommes alors souvenus de cette tempête qui, maintenant qu’on y pensait, correspondait à la date de sa disparition. Nous avions improvisé une partie de pêche en espérant tomber sur des esturgeons retardataires. Le barbecue portatif attendait les poissons sur la digue, comme une invitation à se faire bronzer. Les pommes de terre mijotaient dans leur pochette d’aluminium. La fraîcheur de l’air nous ouvrait l’appétit. Avant que la route d’un seul poisson n’ait croisé nos hameçons, nos lignes se sont emmêlées dans l’eau. Le courant a forci. Les îles rondes sur l’horizon ont commencé une partie de ping-pong avec les falaises en amont de la rivière. Elles se renvoyaient le tonnerre. Le mouvement de leurs lancers s’affichait pour nous aider à suivre le match : coulures d’éclairs blancs, dans le camp du grand large, contre zébrures bronze, du côté de la Oldgreen. Nous suivions ce tournoi électrique avec tellement d’engouement que nous n’avions pas prêté attention au poisson brun cendré, rejeté par la houle sur la digue. Un esturgeon assez épais pour nourrir tout le monde s’offrait sur le dos en roulant des yeux de lune. Il devait être vieux d’au moins sept décennies d’après l’épaisseur de ses boucliers osseux, durs comme de l’écorce pétrifiée. La mer enflait. Il a fait nuit d’un coup. Avec le vent qui tournait, nous avons décidé de cuire l’esturgeon dans la cuisine du Gold-Dream. Les pommes de terre à la pelure craquante étaient à point. Oui, il y avait eu cette tempête, et le doute qui nous traversait tous, malgré le souvenir du festin de chair d’esturgeon au goût d’aiguilles de pin, était que la disparition de Femme Héron ait eu un lien avec la force que le vent avait déployée ce soir-là. Toutes les hypothèses ont été soulevées. Elle avait été poussée, happée par le ressac, ses jambes avaient chancelé, des brindilles. Et il y avait cette voix d'homme, plutôt froide sur le répondeur, que l’on pouvait tenir responsable d’une peine de cœur si grosse qu’elle l’aurait fait couler comme une pierre.
Nous avons exploré tous les recoins de rivage, les flancs des falaises, les grottes, les îles, les criques. Un matin, en entendant bruisser un buisson, nous avons cru qu’elle s’y était échouée et qu’elle se réveillait au bruit de nos haches. Un grand héron a surgi des broussailles en poussant un cri éraillé. Et si ce n’était pas dans la mer qu’elle était tombée, mais dans la rivière, le courant finirait bien par nous la ramener, disaient ceux qui voulaient abandonner.
J’ai remonté la Oldgreen plusieurs fois par les deux rives, en tâtant le fond de l’eau à l’aide d’une perche. Je menais mes recherches avec un calme étrange pour la circonstance, presque une plénitude. Je m’attendais à la rencontrer vivante. Je ne pouvais pas croire qu’en bonne complice des saisons, elle se soit laissée abattre par une tempête, encore moins par les caprices d’un homme.
Je revenais d’une longue journée d’exploration et j’allais dépasser le dernier coude en aval, quand j’ai entendu un chant à peine étouffé par le bruit de la chute. Je me suis arrêté pour localiser le son. Il semblait jaillir de l’eau elle-même. C’est là que je l’ai vue, immergée jusqu’à la taille, la tête penchée comme si elle se lavait les cheveux. Quel drôle d’oiseau. Depuis le temps qu’on retournait la forêt, mademoiselle se baignait ! Je l’ai interpellée. Elle n’a pas bougé. J’ai ôté mes bottes, remonté le pantalon. Je voulais qu’elle sache au moins qu’on s’était inquiété. Mes narines ont reconnu sa senteur de citronnelle dans les gouttes de brume. Hey, Femme Héron ! Elle ne réagissait pas davantage.
Quand j’ai été assez proche – et complètement trempé – pour lui donner une tape dans le dos, j’ai réalisé que j’étais en train de m’adresser à un arbre. Pas n’importe lequel, un eucalyptus. C’est rare pour le pays. Il avait poussé le long d’un rocher auquel il confondait sa couleur gris cendre. Le tronc frêle se ramifiait en jambes croisées dans l’eau vive. Les feuilles viraient au bleu quand le vent les froissait. L’écorce se détachait par endroits. J’ai collé la joue contre la partie dénudée du tronc, d’un blanc lumineux. Ça chantait, là-dedans.
« Ma robe s’envole, papillon lilas dérobé par le vent et, déjà, la rivière veut happer le tissu, le mouiller, le découdre pour en faire le rideau de la maison de la loutre et, là-bas, la loutre nage vers la robe papillon rideau lilas. Les mains tendues vers le ciel, j’essaie de rattraper le vêtement sans trop d’effort. Je ne veux plus sortir de l’embrassade du vent, heureuse, mes yeux d’herbe, brillants, plus jamais seule, m’ouvrant, voulant boire, donner fruit, craqueler, m’habiller de neige, devenir vague ou nuage… »
Je me suis éloigné en pensant que cet arbre, cette femme ou bien ce héron, finirait bien par trouver une forme capable de le satisfaire. Je fais confiance au vent des rivières. Depuis ce jour-là, tu sais ce qui me retient sur terre ? C’est d’entendre battre le cœur des arbres.
Laure Morali, "L'Eucalyptus"
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