Uashtessiu
Mille fois il a pris la 138 et la Côte-Nord en bandoulière, les comédies musicales dans sa gibecière, pour aller danser autour des îles Mingan, dans son bateau troué de capitaine fou. Tea for two…
Par sa seule force d’amour, Jean Désy réveille le corps du territoire qui dort en nous.
La 138, la route qui chante, il l’emprunte plusieurs fois pas années depuis au moins vingt ans, pour aller soigner les Cayens et les Cayennes, les Innus d’Ekuanitshit ou de la Romaine. Il est connu comme le loup blanc au-delà de la rivière Mingan — les bouleaux s’en rappellent. Philomène Mestokosho, environ soixante-dix ans, mère de sept filles dont une poète, a les yeux chauds de reconnaissance quand elle évoque le Docteur Désy. J’ai entendu ce nom des dizaines de fois à Mingan avant de rencontrer Jean en chair et en os. Un homme qui n’a jamais fait la différence entre un malade blanc et un malade indien, pour les Innus, c’est un Innu, c’est-à-dire un Humain, avec la majuscule au début.
Mais sa Côte-Nord aimée en solitaire, nomade des cabanes, pisteur de lièvres de taïga, je ne sais pas si Jean Désy avait pu en partager verbalement l’amour avant de rentrer en dialogue poétique avec Rita Mestokosho. Quand ils se sont rencontrés, bénéficiant de sa haute réputation dans les maisonnées d’Ekuanitshit et de l’aval de la maman de Rita, Jean a su qu’il allait enfin pouvoir quitter son habit de médecin et vivre de tout son être la poésie de ce territoire foudroyant. Il ne serait plus le praticien imperturbable qui a envie d’hurler quand on lui amène une femme brûlée, mais garde son sang froid malgré l’odeur, malgré la mort qu’il pressent, l’homme de peu de mots respectant la vie jusqu’au bout. Il était poète. Il rencontrait une poète. Ils aimaient la même terre. Ils allaient inventer un chant commun de sueurs et de rêves, de larmes et de soleil, de frémissements, de chiens errants, d’enfants et de cailloux pour oublier, le temps d’un livre, les vieilles querelles entre nations. Libre, face à Rita, il allait pouvoir laisser ses sentiments couler à grands flots de courriels sur les lumières uashtessiu. L’un après l’autre, ils répèteraient inlassablement : I have a dream. Un rêve pour deux, un tea for two, une terre pour tous, une voix pour l’homme.
Uashtessiu, le mois d’octobre des Innus, signifie littéralement « la lune pendant laquelle la terre s’illumine ». Pour le titre du recueil, ils ont retenu cette lumière.
La correspondance s’étend sur quatre saisons. Les paroles échangées entre un homme et une femme confluent tranquillement. On entend avec clarté la voix toute neuve de la vieille terre du nord.
© Laure Morali_26 avril 2011
Extraits de Uashtessiu
Mémoire d'encrier, 2010
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On the road again 5
J’use encore de mes souliers.
Mes talons talonnent éperdument le soleil couchant.
L’horizon se couche sur mon dos.
Mes épaules crient famine.
J’ai crié pour ne pas pleurer.
Mes larmes se coincent encore
comme de gros barrages
qui bloquent la rivière.
Mon cœur est vieux.
Mon corps quant à lui s’élance vers l’éternelle destinée...
Rita Mestokosho
27 uapikun-pishim, 2008
La lune des fleurs (juin)
Qui ?
Qui n’a pas crié pour ne pas pleurer
Qui n’a pas bûché cent dix cordes de bois
Pour ne pas hurler à mort
Qui n’a pas hurlé pour ne pas mordre
Qui n’a pas eu mal à se laisser défigurer
Dans un nid de mouches noires
Les yeux rougis de joie
De cette joie d’être passé à travers le courant fort
Qui n’a pas crié de joie
Après avoir franchi en canot
Le rapide classé infranchissable
Sauté la chute
Et dans le planiol qui suit
Les bras levés au ciel
Qui n’a pas entendu chanter la vie
Tout bas dans sa chair
Silencieuse comme toujours
La chair heureuse
Savez-vous, chère poète de la belle Côte-Nord que j’aime tant pour ses bigorneaux et ses vigneaults et ses istorlets et ses margaults, savez-vous chère de là-bas où le goémon compose des sonates de petits pas perdus, le savez-vous que vous me faites parvenir des morceaux bénis de votre âme qui est toute poésie? Savez-vous bien à quel point ces miracles que vous créez par votre bouche de femme innue sont des trésors que je ramasse, que je protège, qui me lancent tous azimuts vers des contrées que je n’ai encore qu’entrevues ?
Ah, vos mots de pêcheuse ancestrale, vos mots de sagesse, vos mots de Romaine forte et encore pleine de poissons beaux comme des fusées dans le courant. Ah, vos mots...
Jean Désy
© Rita Mestokosho, Jean Désy & Mémoire d'encrier, Uashtessiu/Lumière d'automne_pp.33-34_Montréal, 2010
leurs mots à tous deux m'emmènent
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