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Ute, nutshimit. Un vœu qui s’exauce. Je saute du Otter et m’agenouille pour embrasser les mousses vert pâle — douze ans que je rêve de poser de nouveau les pieds dans la forêt subarctique. J’ai laissé ici ma part la plus éblouie, la conscience de mon corps. Suis-je venue prendre des nouvelles des anciens qui ont rejoint leur territoire de chasse, des nouvelles du nord ou encore de moi-même ?
Le lac Uauahk allongé dans un écrin d’épinettes noires et de mélèzes ambre est le lac que fréquentait Antoine, le père de Carole. Elle nous a invitées, Nuenau et moi, à passer une semaine avec ses frères chasseurs silencieux.
Le sourire de Manitou, le regard penché d’Adrien, la force brute des adolescents qui resteront tout l’automne avec eux, Tshakapesh, Dave, m’encouragent à prendre part à la chaîne de bras qui portent boites de provisions, matelas, couvertures jusqu’à notre tente déjà chaude. Les hommes ont allumé le poêle en prévision de notre arrivée. Ils ont tressé les branches de sapin avec le sol. Un parfum de miel noir.
J’aperçois des rêves navigables à la force des bras, entre le pied et la tête du lac, une conscience liquide où la survie et l’amour procèdent du même élan. Un bon chasseur aime l’animal qu’il tue.

Les ombres de la tente réveillent les souvenirs des trois mois passés à quelques coups de pagaie au nord-ouest d’ici, avec Nuenau et son père Shimun. Le lac Kukumess était si vaste qu’on ne pouvait le parcourir en une seule journée, immense et accueillant comme le ventre d’une femme pour son homme. Je lace mes raquettes. Shimun m’attend avec sa hache sous les épinettes, gibecière en toile de jean sur le dos. Et c’est parti : nous transperçons la nuit d’une seule piste ouverte dans la neige fraîche sur la glace du lac. Large fissure d’aube.

« Range le bois à l’entrée de la tente. Aide-moi à déplier le matelas. Prends juste les vêtements dont tu as besoin. Le reste, laisse-le dans ton sac dehors sous le plastique. » J’obéis à Nuenau au doigt et à l’œil, comme avant.

Bien installées avec un thé, nous ressentons toutes trois le besoin d’évoquer Shimun et Antoine. Ils se sont suivis de près tous les deux et les autres nomades emmaisonnés de leur génération, autour de l’an 2000. Le père de Carole avait souhaité revoir son lac avant qu’il ne soit inondé. On parlait du projet de barrage Churchill Falls II à l’époque. Kukumess et Uauahk étaient dans le champ de mire d’Hydro-Québec. Antoine est monté dans son territoire. Au retour au village, il est tombé malade d’un cancer. Celui de Shimun avait déjà été dépisté et lui aussi était retourné une dernière fois auprès de son lac avant de mourir. 

La seule façon de combler un peu ce gouffre que leur départ a creusé en nous, c’était de revenir sur leurs terres. Je le savais confusément, mais l’occasion ne se présentait jamais. Je me laissais vieillir sous la nostalgie. Parfois, j’esquissais le sourire de Shimun pour raviver les braises. 

Les souvenirs tordent en moi de vieilles branches endolories. On ne revient pas impunément sur les lieux de son bonheur.

Comment ignorer qu’un barrage se trame en aval de la rivière qui coule à deux pas d’ici, que le Nord est l’objet de toutes les convoitises ? C’est la terre qui peut nous sauver et non le contraire. Je fais part à mes amies de la sensation de la présence de leurs pères dans la tente.

Cette nuit, l’une d’entre nous laissera couler les larmes du deuil qu’elle n’a jamais fait. La seule planète qu’il vaille la peine de visiter, c’est encore celle où la force de gravité permet à nos larmes de s’écouler vers la terre qui les boit. Pas de lutte, mais des prières qu’on abandonne sous nos pas et des livres qui s’écrivent avant le jour. On s’allonge pour faire la paix avec soi-même. On devient sa propre mère. 

Les voix calfeutrées par la radio CB grésillent avec la pluie.

Sous les couvertures, trois femmes endormies.

Mon rêve d’ours : ses griffes.

Les portes s’ouvrent… La lumière prend forme au cœur des histoires lentes.
De tout mon corps, je déplie les nattes qui me bordent sur le lac, surnageant à la dérive, mes seins lourds donnant du lait à ces étoiles improbablesle chant de la vieille montagne alanguie.
Et notre nuit se réveille au passage de deux orignaux sous un ciel pommelé rose tendre.

Une boîte de lait Grand Pré
fraîchement pratique
2 % sur la bûche
et mes bottes

première neige
la truite grise
s’en fiche

sous le drap noir du lac
la truite me rêve
canne à pêche

la neige jette
des lignes de fuite
sur la toile des sapins,
la tentation de disparaître

les chiens aux abois
la frousse du loup
et mon désir

Longer le lac. La pensée libre comme une source de vent.
Je me mêle à la conversation de deux perdrix, chacune sur sa branche d’épinette.
L’envie de partager cette rencontre est plus forte que la peur de mettre la vie de ces chanteuses en jeu en révélant leur présence non loin du campement.
Pineuat tshuapamauat !
Adrien encastre la carabine 22 dans la main de Dave et me demande de lui indiquer le chemin. J’ai beau leur dire que ces oiseaux se chantent la pomme, qu'ils sont amoureux, rien à faire. On est là pour chasser et manger ce met délicieux.
Le jeune homme en tenu de camouflage, ses yeux lunaires et moi, nous ne retrouverons pas les deux perdrix.

Les bottes dans la mousse
frisson de premiers flocons,
être dans ce pays comme dans son corps.

Le vert tendre de la mousse de taïga calme le vertige de se trouver au milieu de nulle part, c’est à dire de tout : notre exacte position dans l’univers.
Quand le vent se lève, je me défais plus au nord. 
La forêt respire profondément.

La mer et la forêt forces
d'inconnu qu'on apprivoise 
à son rythme

j'écris la mer
et je sens la terre,
la seconde est le miracle
de la première

Nutshimit
verticale densité
des épinettes en pente douce.
Le temps ne s’arrête jamais de s’écouler à travers les branches des arbres et la terre noire, autour du lac, s’abreuve aussi. Le ciel nous réveille avec ses forces en spirales. La soif est grande de s’intégrer à cette ivresse. 
Une nuit après l'autre s'efface
et le jour gonfle 

la nuit nous enveloppe
les chiens veillent
la terre respire

le tuyau rouillé du poêle
parle en morse
à la lune sourde 

bouche close
les voyages dans le corps

Utshekatiku
celles qui sont loin, les étoiles,
rêvons que nous sommes issus du même rêve
et tout ira bien

Nulle crainte de se lever dans la nuit. Un feu de tente, le vent et le thé, ce parfum retrouvé me réveille à la vitesse de l’éclair jusqu’à la pointe des pieds.
Le canot file au nord du lac.
Amishkueu !
Shimun m’attendait. Femme castor ! Il m’interpelle affectueusement de ce surnom oublié depuis douze ans et me demande de me souvenir. Dans la forêt, ils vivaient. Elle leur donnait tout. Le jour, ils marchaient. Le soir, ils s’allongeaient pour trouver le bon chemin.  
Personne ne pourra plus dire que nous sommes morts. Nous avons l'éternité pour inventer le temps qui passe. La lumière est une trace. Mes pas sourdement la suivent. Je laisserai ma vieille peau en partant d'ici. 
Lac Uauahk, Uashtessiu-Pishimu - octobre 2010


© Laure Morali, Rejoindre son territoire de chasse, octobre 2011 
Texte paru dans la revue numérique, d'ici là n°6, publie.net
Revue d'ici là n°6 Pierre Ménard

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