La
lumière argentée sur les cheveux blonds du pêcheur à la vareuse vieux rose. La place engrange, sous ses nouvelles dalles disposées en mosaïque, nos souvenirs. La
mer efface nos pas sous le reflet vert des algues. L’enseigne
délavée couleur sable, seule trace d’une époque où les commerces vendaient
de tout. Accessoires à vélo, bazar, jouets de plage. Pourquoi dit-on que l’on
meurt ? Les visages des disparus flottent entre nos tasses de café et nos verres de diabolo menthe.
La grenouille est morte depuis longtemps. On doit se faire au manque d’été.
Mais qu’importe, quelque chose brille dans les intonations de nos voix, trop
heureuses de se frotter les unes aux autres à la façon des silex en mal de feu. J’ai
de l’affection pour mon village. On dit qu’il change et reste le même. On dit
plein de choses pour vérifier par les mouvements d’approbation de l’autre qu’on
est bien encore vivant. Ne
pas laisser le quotidien nous perdre. Garder la sensation de la magie de vivre
en s’écorchant aux doigts burinés de l’homme qui dit qu’il dort sur son bateau
malgré l’arrêté municipal qui le lui interdit maintenant. Est-ce
qu’on défend aux touristes de dormir dans leur camping-car ? Je ne
comprends plus rien à ces lois votées en mon absence. Je ne comprends plus rien
à l’air du temps. À la froidure de juillet. Ma robe pouche. Nous prenons un
godet. Nous
avons couru le guilledou les soirs d’été, une rose à la main au son de
l’harmonica sur la plage de la Banche, le garçon aux yeux clairs et à la
mâchoire affirmée avait dans son accent une promesse de liberté, et dans son
sourire éclatant un mensonge qu’on affiche. Premières caresses directement
marquées au fer rouge sur le cœur malgré la légèreté de nos brasses dans la mer
embrasée de plancton luminescent et de pluie d’étoiles faisant chavirer la
terre du côté ville illuminée de la galaxie. Tu es dans la lune. À quoi tu
penses ? Tu n’as pas l’air très gaie. Oui,
je veux bien une troisième tasse de café. Tout le monde est d’accord pour dire que la
presqu’île cache un aimant et que cet aimant nous piège. Que peut-on faire pour
ne pas ignorer que le monde s’agrandit autour de nous ? Il est rassurant
de rester. Il est impossible de rester. Il est bon d’être ensemble en famille. Un centre nous happe. J’ai grandi en m’en
arrachant. En apprenant à perdre ce que j’aimais le plus au monde. Nager dans
la mer, bouffer la mer, me rouler dedans à en perdre l’idée de l’eau douce. L’odeur du troène envahit les replis de
la chair et l’on se roule dans la chair des autres comme des chiots dans les
mamelles de la chienne qui les nourrit. Le lait du rivage, troène et sel de
mer. Jour du marché. Le rituel bien rodé des saluts éblouis. Seuls soleils dans
juillet. Le maraîcher devant l’agence de la Presqu’île. Le fromager en face de
Chez Rosalie. Les crabes et les poissons. Les tricots marins et écharpes rayées
qu’on décline rouges et grises, brunes et
beiges et de toutes les couleurs. Le copain d’école qui a repris le
stand de poissons de son père. Le vieux chien Paco toujours plus vieux et plus
calme avec ses poils hirsutes et ses yeux qu’on finit par trouver émouvants comme
tous les regards de vieux qui vous regardent derrière la barrière du temps. J’ai
choisi la table en plastique jaune, la seule qu’il reste de l’ancienne
terrasse. Lipton ice tea aux lettres usées. Les neuves sont bleu marine et les chaises aussi. Cache-toi
pour écrire m’a dit un ami comme on se cache pour mourir. Se cacher c’est
s’asseoir au cœur de la foule et glaner les preuves de la réalité qui a fini
par m’échapper à force d’être partie. Mettre mon cœur à l’épreuve de
l’indifférence en prenant la température de mon village d’enfance. Le regard rose de la vieille dame à la cane. Les cartes
postales. Des Bretonnes en coiffe alignées à côté des oiseaux en plumes. Tous
ces souvenirs en voie de disparition qu’on envoie à ceux qui
ignorent dans quelle dentelle la mer nous découd. Oiseaux de mer. Bretagne en
lettres blanches sur fond de ciel d’orage. Recettes de moules, de crêpes et de
coquilles. Les salades frisées débordent des cagettes. Un abricot
fondant destiné à faire de la confiture. Petits oignons blancs et radis roses
assortis aux écharpes marins customisées. La frise du ciel instable rayé
averses et éclaircies. J’aime le vent et les œufs frais. « L’amour ça se
contrôle pas. » Les oiseaux planent comme des anges. « Quel temps de merde. » « J’vais me mettre
à l’abri avant la pluie. » Je réapprivoise le réel en mesurant le temps
qui a passé. En retrouvant des habitudes. Quand quelqu’un meurt, un
décrochage se produit, une décharge d’énergie qui nous donne l’illusion de
vivre intensément. Et plus rien. Absence, vide, décoration des murs de la
réalité avec son propre corps, son propre mouvement. On regarde sa vie comme un
film muet qui se débobine.
Combien de temps faut-il pour revenir de chaque disparition, pour consentir au
deuil, à s’agenouiller en rêve devant l’amie inondée de compassion ? On
chante à ses pieds des cantiques qu’on ne s’est jamais vu prononcer. On pleure
de joie. Celui qui a connu l’amour réussira-t-il à combler ce vide qu’a creusé
l’autre par sa présence ? Quelle est cette charge de réalité que laisse
chaque geste, chaque attitude dans l’air empli de nos mouvements ? Les
morts font de nous des absents louvoyant entre les courants d’air qu’ils ont
laissé tourbillonner dans les pièces et dans les rues à leur départ. Ma vie
creuse le temps et je ne m’en aperçois pas. Le vent de mer est là pour me le
rappeler quand je rentre. Les frissons de mon enfance reviennent se coller à ma
peau, électricité indiscrète qui me ressuscite immédiatement. Je regarde
l’érosion défaire de plus en plus les marches taillées à même les rochers friables. La
mer grignote patiemment le rivage et les maisons chancellent. Des fenêtres aux
volets clos la majeure partie de l’année vibrent. Un jour, elles éclatent. Demeure le roulement frais de la vague longue dans la crique. Les lichens jaunes et les
plantes débordantes de sève. La musique qui tourne en rond dans la mer ramène quelques échos clairs de son soupir entre mes doigts de pieds. Mais que
veut ce ciel à nous peser sur la tête jusqu’à ce qu’on s’enfonce dans nos
épaules. Je suis la fille d’une vieille falaise alanguie miroitante de micas.
Seul l’horizon a faim de nos jambes maigrelettes arpentant les plages à
l’adolescence. Mes nuits d’algue solitaire ont tout pour plaire au bruyant
soleil guettant le désir de la terre. Nous sommes soyeux dans
l’intime fraction de monde qui libère les rêves en lamelles d’heures liquides
attendant qu’on les prenne entre les doigts. Un cerf-volant bleu écarquillé en
rubans. Le banc de sable se fait lentement submerger par la marée montante. Juste
un trait beige entraîné par l’île à se souvenir du temps où nous étions reliés
au grand tout. Juste un fil entre mes doigts qui écrivent le nord à l’envers du
ciel, fil que les enfants me ramènent entortillé autour du cerf volant bleu turquoise. Je me mets à genoux sur le monde entortillé, vivant la larme à l’œil la transparence du vent. Une plage m'envole en dormant. À quelle époque vivons-nous en secret, coquillages nus dans l'eau qui glisse ? Notre grammaire est un silence confondu d'étoiles lumineuses. Attends. La nuit scintille. Tes yeux me semblent convaincus de leur pouvoir d'infiltration dans la chair du monde. Ils sont présents derrière moi. Mes épaules en nage, ma nuque que des cheveux distraits s'amusent à découvrir. Tu es l'abri d'un souffle libre. Ton coeur est une libation pour l'aube où tout est écrit. Je
veux seulement vérifier que ça existe encore, l’île, le banc de sable, les
rochers aux motifs de feu, peintures d’un lichen primitif. Les nuages noirs d'un côté, ciel bleu de l'autre, les goélands fluorescents forment un gué entre deux bancs de sable ondulant jusqu'aux Portes noires avec des reflets sur la façade est. La lumière balaie les îlots, déplace les ocres. Je retrouve l'éveil des sens, la caresse du sable sous l'oeil hagard des rochers. Une force nous travaille sous le granit, une forme plénière et féroce comme les vents distraits qui nous remplissent de leur errance. Un jour cette île a dû s'appeler Virage. Une odeur de troène, de fougères, d'urine de renards, de mûres précoces, de sapins vieux et de chenilles en voie de métamorphose, avec en lisière l'odeur de la grève, du sel et le piaillement continu d'oiseaux nidifiant. Je reconnais les Ébihens à ce parfum qui pénètre chacun de mes pores et me rend ma complétude.
© Laure Morali, de la presqu'île de Saint-Jacut de la mer à l'île des Ébihens, juillet 2012 /
Montréal, 19 août 2012
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