Seven-Islands | 1er épisode
Thanksgiving à Seven-Islands
tu te rappelles la plage, les diamants, les mouettes et les mandolines, tant il faisait noir et les flashs provenaient des chantiers de l'autre côté de la baie, là où rien ne peut naître que la force d'un incendie, nous marchions sur la digue avec nos vagues à l'âme et nos pieds mal chaussés pour un pays comme Sept-Îles, où les seuls sourires viennent de la rue Arnaud, comme y giclent les embruns, les goélands, les éclats de phare et des reflets de containers à bout d'horizon, l'hôtel Sept-Îles était un labyrinthe de chambres de tôle avec vue sur mer, et l'on se promettait d'y dormir un jour pour ne pas avoir à subir la morosité des gens du boulevard Laure, les jours d'Action de grâce, l'hôtel de la rue qui commence par un A avait des airs de folies bleues, les danseuses nues étaient ces vagues douces et violentes, enfoncées dans le Golfe depuis l'Atlantique qu'on faisait d'instinct commencer à Terre-Neuve où nos ancêtres avaient pêché la morue, en tout cas c'est ce qu'on s'imaginait, car comment sinon auraient-ils pu avoir ces allures de guerriers blessés des banquises, ces regards fuselés de Fous de Bassan, ces doigts pelés de froid, ces sourires de légendes mauves qui peuplaient notre enfance derrière les meubles lourds bien cirés le dimanche, aux dentelles jaunies couleur pommes à cidre, dans les garages délaissés avec les épuisettes et les cartes marines aux noms suspects d'animaux fabuleux, rien pour nous donner envie de rester ni pour vraiment nous ouvrir l'appétit du large, tout ça c'est des histoires qu'on se raconte quand on commence à être fatigué des voyages et qu'on s'invente des destins ratés de marins de commerce, d'explorateurs ou de fiancées du pirate déçues par les flibustiers de pacotille au charme desquels on a cédé sans trop croire en leurs trésors pourtant, on s'est laissé prendre au jeu de l'Amérique comme on se laisse prendre au filet verdâtre des aurores boréales qui se baignent parmi les goélands dans la nuit, sans même se demander comment cela se fait qu'ils nagent à pareille heure, ce qu'ils attendent comme ça en se volant la place sur un échiquier d'eau salée pleine de crabes des neiges et de rêves échoués sur les berges de la rue Arnaud, le jour de l'Action de grâce, où l'absence de travail rend les visages blasés, écœurés pour tout dire de ne pas savoir comment occuper son corps dans la ville quadrillée par les lettres de l'alphabet, nous faisions demi-tour au bout de la digue en frôlant la ligne à pêche d'un pêcheur du lundi d'Action de grâce dont l'activité nous semblait aussi vaine que celle des goélands qui se baignent dans le reflet vert fluo des aurores boréales, en feu, nos pardessus chinés se décousaient de l'intérieur, la nuit fouillant en nous nos dernières résistances à remercier pour la grâce d'être vivant malgré l'impossibilité de savoir où nous mèneraient ces signes de goélands volés au paradis des anges, nous n'avions que nos poèmes dans les poches pour nous suffire, et l'envie d'occuper une chambre vue sur mer à l'hôtel Sept-Îles, peu importe nos provenances, nos destinations, c'était notre seul souhait ce soir-là, tant nous étions différents et semblables avec nos démarches de voyageurs usés, nos foulards mauves ou bleus, notre espoir de vibrer avec la nuit sur un grand échiquier dont nous ignorions les lois les plus secrètes
L.M, le 13 octobre 2012
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