Un soir de bingo


Nous avons joué au bingo, des chandelles allumées sur la table de la cuisine pour chasser l'odeur de la cigarette, car nous fumions dans la maison, pour cette occasion-là seulement, comme des joueurs de poker dans un bar clandestin, la radio à fond sur le comptoir et le téléphone sans fil à côté du bras droit de Lisa. La cagnotte était de 6000 $ à la clé avec les nombres 37 ou 65. J'avais acheté une carte à 10 et une moitié-moitié à 2 $. Nous étions allées à la radio communautaire avec Doris, la fille de Lisa, nous procurer nos feuilles quadrillées. Je joue au bingo tous les dix ans. Je le prends comme un mantra. Les nombres prononcés d'abord en innu-aimun, puis en français, me mettent dans un état proche de la méditation. Et ce soir-là, je luttais pour ne pas m'endormir tant cette longue litanie de numéros me berçait. Lisa qui avait déjà trois feuilles à puncher vérifiait aussi que je n'oublie pas de colorier sur ma page les chiffres qui tombaient. C'est elle qui s'est aperçue qu'il ne me manquait que le numéro 37 pour compléter la lettre Y au troisième tour. Mais le téléphone a sonné à la radio communautaire. Quelqu'un avait tracé la lettre Y avant moi. Adieu la cagnotte et la nouvelle voiture qui un instant m'avait traversé l'esprit, une voiture en forme pour venir plus souvent les voir. D'avoir presque gagné, nous étions contents. Le feu brûlait ferme dans le poêle. La statuette de la Vierge Marie qui trônait au-dessus me faisait penser à un gateau à la chantilly. Jean-Claude me parlait du réchauffement climatique dont ici, sur la Basse-Côte, cela faisait longtemps que plus personne ne niait l'évidence. Toutes ces rivières  impossibles à traverser... Nous buvions du thé bien noir et sucré, rallongé avec de l'eau tiède. La confiture de graines rouges coulait sur nos tranches de banique encore chaudes, les feuilles perdantes colorées de ronds verts ou rouges entassées dans un coin de la table. Demain, il ferait tempête de neige et peut-être que je ne pourrais pas repartir de Nutashquan. Pour une fois, le temps s'arrêtait. 

Le 23 janvier 2013 

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