Je n’ai pas connu la mer sous Anticosti
Je n’ai pas connu la mer
sous Anticosti
à l’ombre de l’île Mingan
cabanes en équilibre
sur les roches bombées
nous tirions des rideaux légers au soleil de trois heures
regardions les loups marins sortir la tête des vagues
leur dos lisse humecté on aurait dit ces pierres
ramassées dans le lit de la rivière
pour la cérémonie du soir
je buvais le thé noir en sachet qu’aiment les vieux
pour l’avoir tant de fois échangé aux comptoirs
de la Baie d’Hudson contre la fourrure
d’un renard argenté
les mûres des marais
un pain chaud craquelé dans le sable
sous le feu je n’ai pas connu
la mer dans les mains des vieilles femmes
qui ramassent les œufs
des moyaks sur les îles à la fin de l’été
sorties de la forêt comme d’un nid
la mer avec elles c’était ce voyage
qu’il fallait entreprendre
à travers Nutshimit
elles m’ont appris le nom de la mer
Shipeku la couleur verte
certains soirs de savane aux feuilles veloutées
une grand-mère foulard plus rouge que le soleil
me demandait de faire dos à la mer avec elle frêle
du haut de ses cent ans face au nord nous appelions
la baleine bercions l’esprit de l’eau
je n’ai pas reconnu la mer dans ses yeux
j’ai vu la vie s’élargir
jusqu’aux rebords
du monde
le golfe du Saint-Laurent
la taïga mes mains pleines
de thé du Labrador
enivrée par le son de grands
mammifères marins
les aurores boréales épongeaient
les fièvres de mes fugues
dans la Voie
lactée de l’enfance
autour de l’étoile Polaire
comme les Ourses
retournée
Mingan
une petite île
et des amis anciens
j’étais là
sans raison
comme la mer
Laure Morali, dans En suivant Shimun
Éditions du Boréal
Collection "L'oeil américain", 2021
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